Alvaro Rocchetti, Sur les traces d'Antoine Meillet : le développement des auxiliaires, du latin aux langues romanes
Alvaro Rocchetti, Sur les traces d'Antoine Meillet : le développement des auxiliaires, du latin aux langues romanes
Exposé du jeudi 14 février 2013:
Sur les traces d’Antoine Meillet :
le développement des auxiliaires, du latin aux langues romanes.
Alvaro Rocchetti, Professeur émérite,
Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris 3
Nos langues romanes ont tellement développé la notion d’auxiliaire — des verbes antéposés à des participes passés et leur servant de support morphologique — que nous avons peine à concevoir qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Il s’agit même d’une évolution relativement récente puisque le latin et certains dialectes italiens actuels ne présentent, régulièrement, qu’un seul auxiliaire — esse—, que certaines langues romanes, comme le français, n’en possèdent que deux — être et avoir —, cependant que d’autres en ont trois, comme l’italien — essere, stare et avere — voire quatre, comme l’espagnol — ser, estar, haber et tener. Etudier l’auxiliation dans les langues romanes revient donc à retracer comment cette notion apparaît avec le latin et comment elle se développe ensuite dans les différentes langues néo-latines. C’est aussi expliquer en quoi la sémantèse de certains verbes les prédispose à devenir des auxiliaires et quelles modifications elle subit lorsqu’elle s’insère dans les relations syntaxiques strictes qui caractérisent la morphologie verbale de l’auxiliation. Les études de sémantique comparée des langues romanes que nous avons précédemment conduites1, nous ont en effet convaincu qu’il existe un lien entre les structures syntaxiques dans lesquelles les mots sont imbriqués et les modifications sémantiques qu’ils manifestent. Nous postulons, dans la présente étude, qu’il en est de même pour les verbes appelés à prendre en charge la fonction d’auxiliaire.
Une question reste néanmoins sous-jacente à chaque instant de cette évolution : pourquoi une langue procède-t-elle à ce “toilettage” des instruments qu’elle s’est elle-même donnés lors d’une évolution antérieure et que deviennent les anciennes formes : disparaissent-elles purement et simplement ? co-existent-elles avec les nouvelles formes (au moins pendant un certain temps) ? ou trouvent-elles de nouveaux créneaux d’utilisation ? Comme l’expression de la voix et de l’aspect à l’aide d’auxiliaires est largement documentée dans l’histoire linguistique des langues romanes et qu’elle se poursuit encore sous nos yeux, il est tentant de chercher à répondre à ces questions en profitant de la masse considérable d’attestations dont nous disposons depuis le latin.
La situation latine est connue : l’auxiliaire esse était régulièrement utilisé, pour le perfectum du médio-passif : il venait compléter le participe passé issu de l’adjectif verbal en –to : laudatus sum ‘j’ai été loué’, secutus sum ‘’j’ai suivi’ ou ausus sum ‘j’ai osé’. Les raisons de cet état des choses sont moins connues : pourquoi l’auxiliaire esse, appelé à un grand avenir dans les langues romanes, apparaît-il en premier au perfectum du passif ? Ou encore, en inversant la question, qu’est-ce qui prédispose le perfectum du passif à devenir la première forme périphrastique de la morphologie verbale latine ? Pour répondre à cette question, nous devons poser quelques principes méthodologiques.
L’évolution des langues peut être comparée au déplacement des icebergs. Comme ceux-ci, en effet, les faits linguistiques présentent un double aspect. Ils sont, d’une part, parfaitement visibles puisque leur principale caractéristique est justement d’être perçus par les humains et de servir ainsi de support à la communication entre les interlocuteurs : on peut voir les gestes et mimiques de celui qui parle, entendre les sons qui sortent de sa bouche ou bien voir et lire les signes qu’il trace sur une feuille, un écran ou un tableau. Mais il ne s’agit là que de la partie visible de la langue car il existe, en effet, une partie cachée, infiniment plus étendue et massive qui, comme dans le cas de l’iceberg, soutient la partie visible, reçoit les impulsions des courants marins et explique les dérives. Sans cette partie cachée, la partie visible de l’iceberg s’effondrerait : sans le travail réalisé, dans le silence, avant l’émergence de la langue au grand jour, la partie percevable de la langue ne serait que simple bruit, cris, assurément pas parole. Celui qui tente d’expliquer l’évolution des langues en ne tenant compte que de la partie visible se trouve dans la situation de celui qui prétendrait expliquer le déplacement des icebergs par le seul effet des vents sur la partie émergée. Comment, dans ce cas, rendre compte du déplacement contre le vent de l’iceberg quand celui-ci est poussé par des courants marins contraires agissant sur la partie immergée ? Pour expliquer les évolutions contradictoires apparentes, la linguistique historique utilise une terminologie appropriée — par exemple, assimilation / dissimilation, évolution régulière / irrégulière, spontanée / analogique, etc. — qui, certes, décrit les phénomènes observés, mais ne les explique pas véritablement. L’explication ne peut en effet venir que de la compréhension de la place et du rôle que le phénomène occupe dans l’évolution du système. Or le système n’est pratiquement jamais décrit en tant que tel puisque, par définition, il fait partie de l’invisible : il est ce qui relie les formes les unes aux autres, pas ce que les formes paraissent être. En étudiant le visible et en s’efforçant d’ignorer l’invisible – parce que moins « scientifique », moins « certain » –, les linguistes héritiers du positivisme se privent de la possibilité de comprendre l’évolution de l’objet qu’ils étudient. Nous nous proposons, dans cette communication, d’en donner un exemple en faisant l’analyse de la manière dont un éminent linguiste — Antoine Meillet — a rendu compte de la création des auxiliaires au cours de l’évolution vers les langues romanes.
1 Le site < http://chercher.marcher.free.fr > présente quelques unes de ces études.